Esprit es-tu là ? ♠ Dimitri & Elena

Dimitri ne savait pas pourquoi il était là. D'habitude, fréquenter les bibliothèques était plutôt du ressort d'Annalynn. Lui et la lecture, ce n'était pas une équipe qui fonctionnait, loin de là. Il faisait partie de ceux qui allaient lire les résumés et les études sur internet avant de faire leurs devoirs. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir eu des livres autour de lui durant sa prime jeunesse. Ses parents lui en avaient lu, mais il avait été moins réceptif que son frère et sa sœur, préférant jouer à cache-cache sous la couette que de suivre les aventures de Max et les Maximonstres. Il préférait de loin les histoires où les héros faisaient des bêtises et s'en sortaient toujours indemnes ; ses géniteurs refusaient pourtant obstinément de lui lire ce genre d'ouvrages, pensant avant tout à canaliser l'hyperactivité qui habitait leur fils.
Et même quand il s'agissait de regarder des recettes de cocktails, il se fiait à internet. Google était son ami plus que tout, et il n'était pas rare de le voir tester mille et un alcools afin d'arriver à ses fins. Il n'arrivait jamais à trouver la perfection. Dans tous les cas, la plupart des barmen qu'il connaissait lui conseillait un ouvrage qu'il peinait à trouver sur internet – à moins de se peler la peau des fesses ou de vendre un rein – et il n'était pas encore prêt à vider son compte en banque pour un livre qui pourrait peut-être le décevoir. Lorsqu'il en avait parlé à Annalynn, elle lui avait conseillé d'aller voir à la bibliothèque. Le jeune homme avait senti le malaise l'envahir de courtes secondes durant. Lui, dans une bibliothèque ? C'était comme dire qu'on avait vu le Père Noël se dorer la pilule à Hawaii.
C'est ainsi qu'il posa les pieds pour la première fois – depuis bien des années. C'était d'ailleurs tellement loin qu'il n'en gardait aucun souvenir précis – dans la bibliothèque. Au début, il était un peu paumé. Esquissant des sourires au personnel de l'établissement, il faisait semblant de savoir où il allait. Mais tout cet étalage de culture l'effrayait. Loin d'être un inculte complet – il trouvait d'autres moyens de pallier ses carences – il ne se sentait pas à l'aise dans ce monde de livres. Mais il fallait qu'il réussisse à vaincre sa peur, si on pouvait vraiment appeler ça une peur. Déambulant parmi les rayonnages, il posa son regard sur quelques titres qui, de prime abord, pouvaient l'intéresser, ou intéresser Annalynn. Mais son esprit était occupé par l'objectif qu'il s'était fixé. Au lieu de chercher pendant trois plombes le rayon qui pourrait contenir le Saint-Graal, il accosta un membre du personnel et lui demanda où il pouvait trouver des livres sur les cocktails. Après l'avoir orienté vers la section gastronomie, elle s'en alla.
Dimitri parcourut le rayonnage en long, en large et en travers, pour finalement se rendre compte qu'il n'y avait pas le livre de cocktails qu'il convoitait tant. Cependant, un autre titre l'interpella. Une sorte d'histoire de l'alcool, comment les cocktails sont devenus ce qu'ils sont. Il l'ouvrit laissa son regard se perdre sur les lignes d'introduction. Chose rare mais possible : le livre paraissait l'intéresser. Il oublia alors ce pour quoi il était là et se dirigea au hasard des rayons afin de trouver un coin tranquille pour lire son bouquin. Avisant un coin entre un mur et une étagère, il s'y glissa avant de s'y asseoir.
Il était tellement absorbé dans sa lecture qu'il ne vit pas l'heure défiler, ni les vibrations de son portable, signe qu'on cherchait désespérément à le joindre. Quand il releva les yeux, il cligna plusieurs fois, se rendant compte que la pénombre s'était installé. Non, ce ne pouvait pas être possible, il n'était là que depuis… A oui, bien plus longtemps qu'il ne l'aurait voulu. Au moins, il aura appris une chose : le Docteur n'a pas inventé le Banana Daïquiri en 1700 et des bananes comme il l'a proclamé devant Rose, ni que le Bloody Mary n'avait jamais contenu de sang. Le jeune homme se leva, s'étira un coup (avec toute la grâce qu'il pouvait posséder) et fit quelques pas.
Le silence était inhabituel. Il ne se sentit pas à l'aise – encore moins que d'habitude. Son cœur eut quelques loupés, une sueur froide coula le long de son échine. Déjà que l'endroit n'était guère rassurant pour lui, alors cette atmosphère… Il n'avait pourtant rien contre les films d'horreur, mais un clown aurait pu surgir de derrière un dictionnaire de latin avec une tronçonneuse en chantant « Dominique nique nique s'en allait tout simplement… », ça aurait été la même chose. A côté, American Horror Story aurait fait pâle figure. Il se concentrait sur les petits bruits qu'il pouvait entendre – craquements, bourdonnements des quelques lumières qui restaient allumées, au cas où… - quand son téléphone vibra de nouveau. Ne s'y attendant pas, il sursauta et se heurta sans le faire exprès à une étagère. Il étouffa un juron, persuadé qu'un assassin fou pouvait le repérer aisément. Il sortit son combiné, se disant que c'était peut-être Annalynn qui le cherchait. Mais il se rendit compte que c'était juste pour lui dire qu'il n'avait plus de batterie. Un soupir d'exaspération plus tard, il entendit une voix.
Il était fou, c'en était certain.
« Si t'es un assassin avec une tronçonneuse, je tiens à te signaler que je ne suis pas comestible ! »
S'aventurant jusqu'au bout du rayon, il sortit timidement la tête pour regarder l'allée centrale et les quelques fauteuils se trouvant là. Le terrain semblait vide et neutre, aucune trace d'assassin. Super, il pouvait vite aller jusqu'à l'entrée et défoncer la porte à coup d'extincteur s'il le fallait !