Collin || After dark

T'as pas choisi Collin. Depuis que t'as été banni de la communauté, tu ne décides de rien. Tu ne fais que subir. Tu hoches faiblement la tête, tu obéis. Ils ont dit que c'était ainsi que tu pourrais retrouver ta fille. Pour le moment, elle est dans une autre famille. Des personnes qui font semblants d'être ses parents. Toi tu sais que ce n'est pas bien, qu'elle a besoin d'avoir au moins le lien d'avec son père qui l'aime tant. Quand tu auras Poppy de nouveau dans tes bras, à la regarder glousser ou se mettre à gigoter à cause de ses douleurs de bébés, tu lui expliqueras aussi que sa mère l'aime plus que tout au monde. Tu lui diras tous les mots possibles pour apaiser la peine d'un enfant qui ne pourra pas connaître celle qui l'a mise au monde. Tu lui confieras que ce n'est pas de sa faute, qu'elle est bien trop merveilleuse pour commettre des erreurs. Tu y songes, en pensant à son odeur de nourrisson qui te titillent le nez pour t'accabler un peu plus de cette peine et ce manque qui te rongent le cœur.  

Tu dors mal. Tu es loin de tout, dans un petit studio que tu ne connais pas. Même le terme t'est étranger, en réalité. Déjà, tes mains se sont posées sur les murs froids, sans âmes ou histoires à raconter. Tu as senti cette odeur de penture qui commence à vieillir, tu as pu la voir s'effriter à certains endroits. Tu  n'as pas su réellement te réchauffer sous les couvertures, pas su y trouver ton aise. C'est comme si ton corps se mettait dans un mode automatique. Tu manges, tu bois, tu te laves et actionne tous les gestes de la vie quotidienne sans les ressentir. Et aujourd'hui, on t'a dit que quelqu'un allait s'occuper de toi. Quelqu'un qui resterait le temps que tu as besoin pour te construire dans ta nouvelle vie. Tu n'as pas envie d'un guide pour cet univers qui n'est pas le tien. Tu veux ta fille, son odeur de bébé et ses petits bourrelets que tu adores faire semblant d'avaler tout cru.  Mais tu oébis Collin, parce que tu n'as pas le choix.

Te voila dans une petite pièce froide. C'est toujours la sensation qui se dégage des endroits où l'on te mène. Tu observes, tu te penches un peu d'avant en arrière sur ta chaise qui grince un peu. Alors tu te lèves, tu te baisses devant pour tenter de voir où se situe le problème. Mais elle n'est pas faite que de bois et tu ne sais pas travailler le métal. Tu le parcoures des doigts, les sourcils froncés parce que tout ça te déconcerte. Tu te relèves et tu te rassois sur ta chaise. Tu observes encore la pièce, le petit bureau où la personne va se mettre. Tous ces papiers inutiles d'un monde qui compte trop sur les écrits et pas assez sur la parole. Tu te penches un peu quand tu vois un stylo bille sur le bureau. tu souris un peu quand tu l'as en main. Le bruit du clic pour l'ouvrir ou le fermer t'étonne un peu. Tu recommences des dizaines de fois alors de commencer à te dessiner un soleil sur le dos de ta main gauche. Ça te fait lever les yeux sur la fenêtre et les stores qui empêchent ce si bel astre à resplendir comme il sait si bien le faire. Ce monde va si mal qu'il préfère encore s'aider de néons artificiels quand une étoiles s'épuise pour lui depuis des millénaires déjà. Curieux comportement.

Ta tête se tourne quand tu entends l'entrée si spectaculaire de celui qui va te suivre. Tu dois replacer certaines de tes mèches derrière tes épaules, tout en observant le jeune homme. Il a l'air bien. Mais tu as pensé la même chose de tout ceux que tu as vu depuis que tu es sorti de la Terre Sacrée. Tu observes sa démarche, tu le laisses s'installer. « Collin. » Tu agrandis ton sourire. C'est aussi ce que tu as dit à tous les autres. Parce qu'ils ont tous fait la même erreur, celle de t'appeler par ton nom de famille. Personne ne faisait ça quand tu vivais avec la communauté. Personne. « Si tu veux bien, tu peux dire Collin. Le nom ne sert qu'à diviser les personnes, les rassembler en petits groupes trop restreints. Ce n'est pas ce qui compte. Ce qui compte, ce sont les personnes. » Pour toi, tutoyer est la norme. Personne n'emploie le vouvoiement à la Terre sacrée et au début, tu pensais qu'ici, ils l'utilisaient pour parler de Poppy et toi. « Je n'ai jamais rencontré d'Alvin avant. Mais je n'avais jamais rencontré de Connor non plus. Ni même de Harvey. » Ce sont deux des personnes que tu as déjà vu. Tu gardes ton sourire. Même si lui va sans doute le perdre et mal te parler comme ils l'ont tous fait. Ce n'est pas de leur faute, ils ont grandis au mauvais endroit.

Il accepte. Il accepte mais ne comprend pas l'importance du prénom sur le nom. Et il te donne l'argument qu'ils te donneraient tous. Il s’apparente juste à sa famille, ses ancêtres. Mais les siens sont tous les autres êtres vivants de cette planète et pas seulement ceux qu'il chérit et à qui il rend hommage en allant décorer leurs pierres tombale.  Tu soupires et tu perds un peu ton sourire en l'observant. Ce n'est pas de sa faute. Il ne sait pas tout. Il n'a pas grandi au bon endroit. Tu te fais une promesse silencieuse. Celle d'essayer de lui faire comprendre. Peut-être. Tu n'as jamais eu envie de forcer qui que ce soit. De toute façon, il enchaine bien vite. Tout doit aller vite ici. Même lui croit que toi tu dois te presser. Pour Poppy oui, mais pas pour ce monde. « Il paraît que ma douce Poppy est très bien, avec des gens gentils. J'ai vu une image très nette d'eux déjà. Ils ont l'air sympathiques. » Tu mens un peu. Ta fille, tu la voudrais tout contre toi, là tout de suite. Ton âme te punit en te faisant serrer son palpitant. C'est mal de mentir mais tu sais que tu dois être le plus gentil du monde. Le plus gentil de leur monde. « Ils ont dit que je pourrai la voir, avec toi. Une fois par semaine. Je ne sais pas ce que c'est une semaine. » Tu ne baisses pas les yeux. T'as retrouvé ton sourire. Ce n'est pas grave de pas savoir, lui ne sait pas que le prénom est le plus important. A la Terre sacrée, tout se comptaient en lunes. En quart de l'astre si clair la nuit. Alors tu ne sais rien des semaines, des mois. Tu connais la chaleur de l'été, et la douceur du printemps. Le froid de l'hiver et les feuilles orangées de l'automne. Mais tu ne sais rien des années. « C'est ce que tu fais, pour ta communauté ? Tu t'occupes de ceux qui ne savent pas comment faire ? On a des personnes pour ça aussi à la Terre Sacrée. Ce sont les guides du renouveau. Moi je n'en ai pas eu besoin, j'ai grandi là-bas. » Et c'est l'une de tes plus grandes fiertés.

Oui, la lune. Tu as un sourire un peu plus large quand il te parle de la lune. Tu adores la regarder, lui parler même. Lui confier de ces secrets qui t'allège le cœur. De toute façon, la grande dame de la nuit est bien trop haute pour se soucier de vos problèmes, les humains. « En cycle oui, c'est bien ça ! » T'es enjoué parce qu'il connait. Il semble  même savoir des choses sur la communauté. Ça te rassure. Peut-être qu'en réalité, il a envie de rentrer dedans mais qu'il ne sait pas comment. Tu gardes l'hypothèse dans un coin de ta tête et tu l'observes un peu plus. Il serait bien à la Terre Sacrée, tu le sais.

Quand il te montre, tu regardes ses explications. Ça semble compliqué juste comme ça. Juste avec des chiffres et des nombres, des flèches et quelques mots écris. Tu passes même son doigts en dessous de ceux des jours, sans savoir à quoi les mots correspondent pour le moment. Juste, tu t'amuses de leur ressemblance, comme s'ils formaient une grande famille. Les explications viennent, tu alternes entre l'observer lui et la feuille, fronçant un peu des sourcils parce qu'il y a beaucoup d'informations d'un coup, un peu trop quand on ne connait pas. Alors tu te concentres sur ce que tu as retenu, notamment, une grosse différence entre votre monde et le leur. « Midi. On utilise aussi midi. Maman m'a parlé aussi que vous comptiez tout, tout le temps tout le temps. » tu relèves la tête et cherche sur les murs. Tu vois une pendule banale qui montre des nombres. « C'est avec ça non ? A la Terre Sacrée, on ne pouvait pas dire l'heure ou la voir comme ça. Parce que c'est mal de vouloir donner un temps à tout. Les choses devaient se faire avec le temps qu'il fallait pour les faire. Maman m'a expliqué que c'est différent pour vous, que tout est compté, tout le temps. » Tu le répètes une seconde fois, parce que ce sont les mots exactes de ta mère et ça te fait penser à elle de les dire à haute voix. C'est tellement dur, toute cette séparation d'un coup.

Bon, tu n'as pas tout compris et t'as surtout parlé d'un point et d'un seul. Mais t'es comme ça aussi Collin, incapable de te concentrer longtemps. D'ailleurs, tu divagues déjà dans tes pensées en fixant la pendule que tu ne comprends pas. Tu regardes la trotteuse, tu tentes d'en comprendre le fonctionnement de toi-même. « Je vais devoir faire tout avec du temps comme vous aussi ? » Tu penches un peu la tête sur le côté, ton regard vert toujours vers les aiguilles qui ne bougent pas assez à ton gout. Tu te questionnes, un peu dans tes pensées, à moitié à écouter sa réponse.

Tu te perds un peu. Tu as toujours été ainsi. Ça n'a jamais posé problème à la communauté, parce qu'elle compte sur l'individualité d chacun, elle prend avec les qualités et ces défauts qui font les Hommes. Déjà, tu essaies de comprendre le temps ici. Alvin te soutient qu'il est important, avec une phrase que tu répètes dans ta tête. Ça te permet d'enregistrer le timbre de sa voix. Elle craque un peu. C'est amusant. Juste sur certains mots. Tu devais te concentrer sur le sens mais voilà que tu divagues déjà pour tenter de trouver une logique à cette voix qui déraille. C'est amusant. C'est la première fois que tu entends une voix qui semble mettre des limites à son propre timbre. Comme s'il ne voulait pas sortir tous les mots appris. Comme s'il voulait s'exprimer autrement. C'est bien. Tu te dis parfois que les mots sont de trop de toute façon. La voix d'Alvin semble l'avoir compris.

Tu tournes la tête vers lui et tu l'écoutes un peu plus. Pas pour le sens, mais pour capter les quelques fois où sa voix craque. t'as à chaque fois un rictus d'à peine une seconde, puis tu reprends un air plus sérieux. Du coup, quand il a terminé de parler, tu le fixe droit dans ses océans, l'air un peu bête. Tu clignes plusieurs fois. Il attend une réponse non ? Mais tu n'as pas écouté le sens. Les tiens te connaissent pour ces étourderies, mais pas lui. Tu te sens un peu stupide et tu retrousses tes lèvres rosées, parce que tu ne sais pas quoi lui répondre. « Pardon, je t'ai pas écouté... » T'es honnête. Pas besoin de mentir là-bas. Vraiment rarement. Et tu n'as rien fait de mal, tu t'es juste concentré ailleurs. « Enfin si ! Si ! Mais juste les sons, pas le sens. Tu as une voix qui craque je trouve. Comme une petite branche qu'on viendrait casser. » Tu imites le geste en même temps que tu le dis, tu n'en as pas conscience, c'est un automatisme chez toi. « C'est la première fois que j'entends une voix comme ça, alors j'ai juste écouté ça. »

Tu ne sais pas non plus d'où ça vient. Mais tu te dis que ce sont les mystères de la vie qui l'ont décidé. Comme toi et ta tête trop pleine de trop d'idées et pensées tout le temps. Tu ne luttais pas, on t'avait appris à t'aimer comme tu étais, à respecter les différences de tous les autres.

Cette fois, tu l'écoutes. Le mot horaire ne t'est pas familié. Pas de ces règles à respecter à la Terre Sacrée, on ne parlait jamais d'horaire mais de moments à partager, à offrir aux autres. Tu te doutes qu'il te parle d'un de ces moments, quand vous vous verrez pour qu'il t'éduque pour ce monde. Éducateur, c'était ce qu'il était. Chez vous, un guide servait à guider les nouveaux venus, ici, Alvin servirait à t'éduquer. Tant de mots différents pour en revenir au même, au final. « Et comment je fais pour les respecter ? » Tu ne cherches pas à fuir. Pourtant une interrogation te traverse l'esprit. Tu tournes de nouveau ta tête vers la pendule, la plus grande aiguille a avancé un peu il te semble, l'autre non. Celle qui tourne sans cesse continue son périple sans fin. T'as l'air un peu perdu, tu tentes de comprendre les nombres, tu regardes où pointent les flèches... Mais non, le concept t'es bien trop étranger pour que tu le déchiffres avec ta propre logique. « Je ne sais pas comprendre vos horaires. Comment je vais savoir quand ça sera le bon horaire pour venir ? Tu vas me dire quand les aiguilles vont pointer les bons nombres ? »