La chanson d'une maman[Rosie]

TENUE ▬ Anacostia ne possède pas une réputation des plus réjouissantes mais ce n’est pas ce qui m’a arrêté. La seule chose qui a pu faire obstacle pendant quelques minutes est ce qu’on appelle : l’instinct maternel. Cet instinct qui me pousse depuis trois ans à mettre mes intérêts personnels au second plan. J’avais absolument tout prévu depuis le jour où Lysandre m’a si subtilement demander de venir à l’un de ces concerts. Depuis longtemps je souhaitais pouvoir aller à sa rencontre l’un de ses soirs, seulement mon programme en tant que maman était souvent chamboulé. Alors aujourd’hui, je me devais d’agir en sa faveur. La journée au café fut longue et contraignante pour tous les employés. Entre ménage, inventaire et comptabilité : le café avait fermé ses portes à la clientèle pour la journée. Dans la bonne humeur, nous avons tenté de terminer cette éprouvante journée avec le sourire. Bien évidemment, mon stagiaire était peu enclin à suivre notre rythme. Je ne peux pas être encore considérée comme de la « vieille » génération, seulement j’ai l’impression qu’il y a déjà un écart apparent. Les jeunes de nos jours n’ont aucun scrupule à ne donner que la moitié d’eux-mêmes dans le travail. Est-ce que j’ai tendance à mettre tout le monde dans le même sac ? Cette fois, oui. Je jure que j’éduquerais ma fille dans la bonne voie ! Que la nouvelle génération puisse créer la surprise. C’est donc ainsi que j’ai récupéré Luna à l’école en sortant du travail. Au petit trot, nous sommes passés par le parc pour profiter encore un peu du beau temps. La température se refroidit mais le soleil nous fait encore l’honneur d’être présent. Je la laisse s’amuser dans l’air de jeux tandis que je discute avec d’autres mères. Quand j’étais plus jeune, nous parlions garçons, vêtements et séries télé. Nos sujets de conversation sont bien moins versatiles à présent. Nous nous échangeons nos anecdotes, nos plaisanteries et nos problèmes avec nos chers enfants. Des techniques pour les élever comme on dit. Mais on fait des erreurs chaque jour tout de même. Lorsque nous décidons de rentrer à la maison, nous passons à nouveau devant le café. Je vérifie d’un coup d’œil si tout est en ordre. Conscience professionnelle. Je ne peux m’empêcher de sourire quand je croise le regard de Luna. Elle semble s’émerveiller à chaque regard. Il me semble que c’était hier qu’elle peinait encore à marcher sur ses jambes. Aujourd’hui, elle court plus vite que l’éclair ce qui m’oblige à être vigilante à chaque seconde. Nous arrivons tranquillement à la maison où ma tante, Maggie, nous attends pour la passation de garde. J’entends qu’elle sera la babysitter pour ce soir. Mon oncle quant à lui en profite pour aller voir un match tant que Maggie n’est pas chez eux. Finalement, chacun peut avoir ce qu’il souhaite ce soir. Je sais que Luna sera entre de bonnes mains. La soirée étant sur le point de débuter, je pars vite me préparer. Entre vêtements, maquillage et coiffure : tout y passe. Je prends rarement tout ce temps pour me préparer mais pour une fois, je vais me faire plaisir.

Je mets du temps avant de pouvoir trouver un endroit où me garer. La réputation d’Anacostia n’est pas à faire et pourtant, c’est un quartier particulièrement animé une fois le soir venu. A l’époque, nous avions fait une réunion des anciens élèves dans un des bars du coin. Une soirée mémorable (tellement que j’en ai très peu de souvenirs). En sortant de la voiture, je verrouille deux fois comme à mon habitude. Si je ne le fais pas, je risque d’accourir plus tard pour le faire. Je cherche du regard le bar que m’avait indiqué Lysandre et vois déjà du monde s’y afféré. Peut-être suis-je déjà en retard … Pour être honnête, je ne sais pas. Je passe par l’entrée et entre furtivement en me faufilant à travers la foule. En m’avançant, je distingue enfin Lysandre sur scène et m’arrête nette. En réfléchissant bien, c’est la première fois que je le vois de cette manière. Un étrange mélange de fierté et d’admiration s’empare de moi. Je croise le regard de Lysandre et espère qu’il m’a aperçu. Je fais un signe de la main tout en arborant mon plus beau sourire.

TENUE ▬ J’ai l’air d’une idiote alors que je lui souris tendrement. Je baisse maladroitement ma main quand j’aperçois une réponse de sa part. Il semble satisfait de ma présence et ça me rassure. N’étant plus habituée à ce genre d’endroit, je dois avouer que j’ai perdu la main. Si ce n’était pas pour lui, je me serais surement contenté d’un bar de mon quartier, ayant une toute autre ambiance. Bien moins festive et empreinte d’alcool, plus familial. Mais je le fais pour Lysandre. Fut un temps où j’aimais arpenter ces bars. Je passais plusieurs heures devant mon miroir à trouver la tenue parfaite. Passer la nuit avec un autre homme n’était pas envisageable. J’étais très bien avec Kentin mais, souvent je m’amusais à charmer comme pour vérifier le niveau de mon sex-appeal. Bien sûr, c’était avant de me faire stopper net par mon amant de l’époque. Quand je repense à ce que fut ma vie, je ne peux qu’être étonnée. Comment la lycéenne branchée rêvant d’université a pu se retrouver là ? On pense toujours que ça arrive aux autres. On pense toujours d’une certaine manière, on dit ce qu’on aurait fait à leur place. J’ai toujours pensé que ces femmes abandonnant leurs rêves et leur ambition ne valait rien. Certes, elles avaient choisi de garder leur enfant mais au prix d’un grand sacrifice. Comment pouvait-on penser à quelqu’un d’autre avant soi-même ? J’ai appris ce que voulait dire aimer, quand j’ai pour la première fois entendu les battements du cœur de Luna. C’était un moment magique et terrifiant. J’avais ce petit-être qui grandissait en moi et qui un jour, allait devenir une personne à part entière. Avec ce fichu caractère, comment étais-je sensée élever un enfant ? Qu’allais-je bien pouvoir lui apprendre ? Tout est venu naturellement. Bien évidemment, il y a eu quelques gaffes mais elles furent enrichissantes. On ne peut pas comprendre ce que signifie « donner sa vie pour l’autre » tant que l’on a pas un enfant. Cet instinct, ce lien qui nous unit avec cet étrange petite personne est indescriptible. Même fouetter par le vent, il reste aussi dur que du ciment. C’est ce sentiment qui m’anime depuis un peu plus de trois ans. Ce sentiment qui m’a profondément changé. Et bien que parfois, je regrette ce que j’ai pu devenir, je n’ai jamais regretté la décision que j’ai pris ce jour-là. J’allais continuer à vivre et offrir tout ce que je pouvais à cet enfant, avec ou sans amant. Mon entourage fut un précieux soutien, jamais je n’aurais pu y arriver sans eux. Lysandre faisait partie de ses personnes. Peut-être ne comprend-t-il pas l’étendu de ce qu’il a fait pour moi. Il compte beaucoup. Il fallait que je lui rende la monnaie de sa pièce. Que nos compteurs soient à zéro. Car encore aujourd’hui, je pense qu’il fait plus pour que le cas inverse.

Les yeux grands ouverts, je l’observe sur scène. Timidement, je m’avance un peu dans le foule pour discerner un peu plus les traits de son visage. Je souris à chacune de ses paroles que je bois sans retenue. C’est étrange, c’est presque comme si je le rencontrais pour la première fois. Une partie de lui-même qui me restait étrangère. Je l’avais déjà entendu chantonner, ne serait-ce qu’avec Luna mais jamais de cette façon. J’étais enthousiasmée par la mélodie qu’il jouait. Mon cœur a été touchée en plein cœur en comprenant qu’il parlait des mamans. Quelques années plus tôt, je n’aurais jamais imaginé me reconnaitre dans une telle chanson ! Peut-être l’avait-il écrite pour moi, peut-être pour sa propre mère. Ne serait-ce pas une pointe de jalousie que je ressens ? J’applaudis vigoureusement Lysandre qui remercie le public. Je m’avance toujours un peu plus de lui tandis qu’il range sa guitare. Quand je le remarque, il me prend tendrement dans ses bras. Je me rends compte que nous ne nous sommes pas vu depuis quelques temps déjà, peut-être trop. Seulement, nos vies ne semblent jamais sur le bon fuseau horaire. Comment pourrions-nous faire mieux ? Je me rends compte aussi que j’ai beaucoup de choses à lui raconter. Il fallait que j’en parle, qu’on me rassure. Je lui rends son étreinte et le laisse nous commander à boire. La soirée pouvait commencer ! « Je passais juste dans le coin ! » fis-je mine avant de rire. « Dis-donc, je te laisse quinze jours et regarde comme tu es ! Je sais que tu aimes ma cuisine mais il faut aussi penser à manger quand t’es tout seul ! » lui dis-je en tapotant l’avant-bras. L’instinct maternel est en train de parler. Parfois, je souhaite le freiner mais souvent, mes paroles vont plus vites que mon esprit. Ca me joue des tours, souvent avec lui « Je suis désolé de ne pas être venu à l’heure mais en tout cas, c’était vraiment magnifique ! C’est comme si tu étais une autre personne sur scène. La dernière chanson m’a particulièrement plu. Merci » dis-je dans un sourire.

TENUE ▬ Parfois, je me dis que je ne devrais pas me comporter comme ça. Après tout, il reste un homme plus âgé Seulement, peu importe comment je le vois, il reste Lysandre. Je n’ai jamais réussi à le considérer comme une possibilité. Ce serait comme sortir avec un membre de sa propre famille. Etrange. Dès notre rencontre, ça a été ainsi. Mon instinct maternel a pris le dessus. Je me dis souvent que chaque être humain possède sa place dans ce monde, nous devons seulement apprendre à la reconnaitre. Pour ma part, je pense l’avoir connu trop tôt. Mais on s’adapte, on fait comme si on avait choisi parfaitement ce chemin dès le départ. Alors oui, pour une fois ce soir, j’allais dévier un peu de mon itinéraire habituel et m’offrir quelques heures de liberté. Je pense sincèrement que parfois, une mère devrait se permettre d’être égoïste. Ne serait-ce que pour se sentir comme une femme une fois de temps en temps. « Juste dans le coin ? Je voudrais bien te croire mais honnêtement à part des gens un peu bizarres je vois pas trop ce que tu serais venu voir. » Je ris à ces propos. Me connaissant, je n’irais pas dans ce quartier de ma propre initiative. Je préfère largement la chaleur d’un petit café, au coin d’une ruelle. Peut-être suis-je plus sage aujourd’hui. Ainsi, la vie nocturne ne m’intéresse plus autant. Je préfère être chez moi, au chaud dans mon lit avec une tisane. Je me dis que j’ai vieilli trop vite. Alors, utilisons cette soirée pour se remémorer notre vivifiante jeunesse. « Tu veux boire quoi, je t’invite » Je souris et annonce mon choix au barman. Je commence en douceur, une bière suffira. Il vaut mieux que je conserve mon esprit pour le reste de la soirée. On ne sait jamais ce qui peut se passer. Je peux compter sur Lysandre mais mon instinct de survie prend le dessus. « Tu sais comment parler à une femme ! » Dis-je en plaisantant. L’objectif en soirée à l’époque pour une fille, c’était de se faire offrir ses verres. C’était un genre de challenge pour savoir qui avait le plus de succès. Je ne fais plus ça. Me faire offrir un verre par un inconnu, c’est devenu quelque chose qui m’aigri. J’ai passé l’âge de devoir compter sur le porte-monnaie d’un quelqu’un d’autre. Oui, c’est de la fierté. « Ouais mais tu sais que je sais pas faire à manger, je risque de m’empoisonner … » Evidemment. La seule et unique fois où je l’ai vu cuisiné (ou plutôt tenter de m’aider), je l’ai rapidement congédié ayant peur pour ma propre vie ainsi que celle de ma fille. Suivre une recette c’est quelque chose de facile. Pas besoin de réfléchir, juste faire. Et pourtant, même ça, certains n’y arrivent pas. « C’est rien, je suis super content que tu sois venue déjà. Et puis, je devais bien une chanson à ma p’tite maman, t’es toujours là pour moi après tout » Je lui donne un petit coup dans l’épaule. « Arrête, tu vas me faire rougir ! » dis-je dans un sourire. « Je suis contente que tu m’ais proposé de venir ce soir. Ca me permet de me vider l’esprit sans qu’il y ait trop de monde autour. Je devrais venir plus souvent en semaine ! » Le bar est étonnamment calme. Etant en semaine, j’aurais dû m’en douter mais je m’attendais à ce qu’il y ait plus de monde. « Bon et alors dis-moi, qu’est-ce que tu as à me raconter ? » J’avais besoin de potins avant de me lancer dans une narration infinie sur ce qu’est ma vie en ce moment.