Skye & Avri ▬ Changement de température

Avri n’avait jamais eu un sens de l’orientation particulièrement développé. Elle ne s’intéressait jamais assez au paysage urbain autour d’elle pour en retenir certains repères, toujours pressée lorsqu’elle était en ville, voguant d’une destination à une autre. Grand heureusement, elle était débrouillarde. Les transports en commun avaient toujours été une valeur sûre, simples et efficaces. Et particulièrement pratiques lorsque la simple pensée de passer derrière le volant lui laissait encore des sueurs froides. Son arrivée à Washington était toute fraîche, et Avri apprenait encore à se familiariser avec les environs. Son hôtel, l'appartement de Lowen, le local de leur futur restaurant, elle savait y aller et joindre chacune de ces destinations entre elles. C'était déjà un bon début. C'est d'ailleurs de ce dernier lieu qu'elle revenait, une chemise pleine de devis et de plans sous le bras. L'ironie de sortir d'un restaurant – certes en construction – la faim au ventre, ne lui échappa pas, mais Avri se retrouva à entrer dans le premier restaurant à l'allure correcte qu'elle croisa. L'établissement n'était pas trop fréquenté, un couple dans une table au fond, quelques groupes de collègues et d'amis éparpillés par-ci, par-là. On lui tendait un menu lorsque un bruit soudain contre les vitres attira le regard d'Avri. L'averse, soudaine et bruyante, envoyait les gouttes percuter brusquement le plexiglass. Elle se félicita d'être au sec; ruiner les documents qu'elle transportait ne l'aurait pas du tout fait rire. Elle qui pensait manger rapidement un bout au calme avant de retourner bosser, se trouva bien surprise en voyant des personnes entrer dans ce qui semblait être une file incessante pour échapper à la pluie. Ses sourcils se froncèrent malgré elle. L'eau n'avait jamais tué personne et elle estimait cela un tantinet malpoli de venir gêner le service pour une telle raison. Un  homme, vraisemblablement sans abri, n'avait pas perdu une minute, profitant de l'opportunité - et de la proximité - pour faire le tour des tables et demander un petit quelque chose. Avri n’avait jamais été confortable auprès de ce genre de personnes. Qui l’était, vraiment ? Mais certains réussissaient à y faire face avec plus de succès. Avri s’en trouvait d’abord mal à l’aise, méfiante et convaincue qu’une part de mauvaise foi se cachait dans la requête. Puis, la pitié prenait parfois le dessus, mais encore, cela ne semblait pas faire naître en elle une extrême générosité. Elle était de ces personnes qui ignorent, qui se voilent la face, qui continue dans leurs lancée les yeux fixés vers l’avant. L'homme se montrait un peu brusque, irrespectueux de l'espace personnel de chacun et certaines clientes qu'il aguichait de compliments mielleux et clins d'œil dans l'espoir de les faire ouvrir leur portefeuille. Nope, ça n'était pas du tout du goût d'Avri.  « Vous, asseyez-vous » dit-il soudainement en attrapant la manche d'un jeune homme qui se trouvait prostré à côté de sa table à cause de la foule.  Il avait l'air d'un petit chiot abandonné dans la rue, son t-shirt collé à sa peau et presque translucide. L'homme ne l'importunerait sans doute pas autant si elle semblait être accompagnée. Super stratégie, Avri.  « Un bout de pain? » lui proposa-t-elle en lui tendant la corbeille. Pour sa peine.  

Skye n’avait rien d’une grenouille, parce qu’il n’était pas verdâtre et gluant et, surtout, parce qu’en l’embrassant il ne se transformait pas en prince, aussi il avait tendance à faire confiance aux professionnels chargés de la météo. On aurait voulu dire que c’était parce qu’il était franchement fasciné par ce métier, mais ses raisons avaient plus à voir avec la tenue de la présentatrice et son allure générale; la plupart du temps, Skye était plus intéressé par la perfection avec laquelle ses costumes dessinaient ses formes, que les cartes qui apparaissaient sur le fond vert derrière elle. Alors une fois n’étant pas coutume, quand il avait vu les petits soleils se dessiner sur l’écran, il n’avait pas songé à prendre une veste. C’était s’encombrer d’un vêtement dont il ne saurait trop quoi faire, qu’il finirait par oublier quelque part et, de retour chez lui, on ne manquerait pas de le moquer ou de l’engueuler. De toute manière, il n’avait pas vraiment la tête à s’intéresser plus longtemps à des détails vestimentaires, trop pressé pour son rendez-vous avec le conseiller de l’université. Lui qui avait toujours cru que son avenir était tout tracé, persuadé que ses choix allieraient à la perfection les domaines professionnels de ses parents, comme une bel ode à leur attention, voilà qu’il se retrouvait dans cette situation d’intense réflexion qui ne l’arrangeait pas tellement. Si Skye était un peu plus penseur que Chip, il ne maniait pas vraiment mieux sa réflexion que son frère; ce qui le paniquait surtout, pour être tout à fait honnête, c’était le fait de devoir faire un choix. D’avoir à décider, sincèrement et d’être forcé de faire avec, supporter les regrets, ravaler les remords, vaincre les angoisses et accepter, fermement, de choisir sa propre voie pour lui, pas pour les autres. Là-dessus, Skye aurait voulu avoir le culot dont avait nécessitait son frère pour changer de voie. Quoiqu’avec son redoublement, peut être que la décision de Chip n’avait rien à voir avec une passion, mais plutôt une facilité ? Pour ce qu’il en savait, étant donné qu’il en parlait rarement avec lui. La tête pleine, les pieds lourds, Skye avait quitté la maison, près à affronter son destin jusqu’à ce que l’univers ne lui envoie de quoi freiner ses ardeurs.
A la première goutte qui vint s’écraser sur son front, il choisit de l’ignorer et de continuer; après tout, la pluie n’avait jamais tué personne, sauf en cas de tsunami.. Ou de gros orages.. Dans tous les cas, Skye aimait bien ce genre de temps pour se ralentir, mais c’était ignorer la volonté divine de l’arrêter de le couper dans son élan. La goutte fut rejointe par des copines et bientôt le jeune homme se retrouva avec les épaules trempées et par l’averse et par sa chevelure, gorgée, qui servait d’éponge à toute cette eau pour, ensuite, imprégner son haut. Blanc. Le drame. Loin de lui l’idée de participer à un concours de t-shirt mouillé, mais ce fut une chance qu’il se soit un peu entrainé dans la semaine. Légèrement honteux de cette réflexion, Skye se laissa entrainer par une vieille qui, involontairement, l’avait pris au piège avec la laisse de son chien. Une fois dans le restaurant, il parvint à se libérer de la corde et, surtout, de l’animal qui tentait de lui bouffer le pan de son jean, reculant en bousculant légèrement un sdf qui profitait du chaos pour faire la manche. Il ne les aimait pas tellement ceux-là. Pas les gens comme lui en général, mais ceux qui essayaient de vous forcer la main en tirant sur votre corde sensible, alors qu’au final ils ne faisaient que se montrer désagréable.. Quand ils ne puaient pas l’alcool. Skye avait son rituel; toujours acheter deux sandwich à sa pause, à la fac, pour donner l’autre au premier sans-abri qu’il croisait. Pas forcément pour améliorer son karma, mais parce que c’était .. naturel, chez lui. « Hein ? » Arquant un sourcil, on lui coupa l’herbe sous le pied alors qu’une main le happait pour l’obliger à s’asseoir sur une chaise, dont il manqua de glisser en s’y installant brusquement. Se replaçant dessus correctement, pour éviter de s’étaler de tout son long, il appuya ses avant-bras sur la table en observant la jeune femme, un peu perturbé. Son regard passa du visage de l’inconnue au panier qu’elle lui tendait. « Du pain et de l’eau.. Si vous me demandez de casser des cailloux ensuite, j’pars en courant.. » Malgré tout il sourit et attrapa un morceau de pain, parce que c’était de la nourriture et que Skye ne refusait jamais un don comestible; une étape de son éducation sur laquelle Neil et Amaryllis avaient du passer plusieurs années, parce qu’il aimait tellement manger qu’il aurait accepté n’importe quoi d’inconnus..  

Seize ans, peut-être plus? Avri avait toujours été particulièrement mauvaise pour juger l'âge d'une personne. Chaque tentative résultait en une flatterie ou insulte involontaire, si bien qu'elle avait vite cessé de deviner. L'un dans l'autre, il semblait assez grand pour que personne n'appelle les flics et l'accuse d'une chose déplaisante ou une autre. Il manqua de glisser de sa chaise et Avri sursauta sur sa propre chaise, un infime réflexe de tendre les bras pour le stabiliser, mais le jeune homme le fit très bien par lui-même. Il la regarda un instant avant d'oublier toute suspicions pour se saisir d'un bout de main. Avri était consciente de ne pas avoir une apparence très menaçante, mais quand même. Qui sont ses parents et ne lui ont-ils jamais fait le speech au sujet des étrangers qui proposent des bonbons? Un sourire discret étira ses lèvres en entendant la réaction du jeune homme. « Les jeunes de nos jours, ils ne veulent plus se faire mal » dit-elle avec un faux air désolé, levant les yeux au ciel. Ok, il semblait prendre la chose avec entrain; une spontanéité qui pouvait faire de lui un bon compagnon d'infortune, à défaut d'être capable de repousser le sdf. Ils échangèrent un regard, les prémices de la gêne menaçant de s'installer à leur table. Avri n'avait jamais été timide lorsqu'il s'agissait de maintenir une conversation avec des étrangers, et le jeune homme ne semblait pas non plus du genre à s'affaisser sous le poids d'une situation sociale. Eh, peut-être cherchait-il du travail! Avri avait une grande cuisine à moitié construite et encore personne pour travailler dedans. Hormis le Chef qui, lui, venait avec les murs. Un jeune comme lui devait bien avoir besoin d’un petit job pour arrondir ses fins de mois, ou pour se forger un petit confort financier en profitant un peu plus longtemps du logis et du couvert chez ses parents. Peut-être que ça l'intéresserait de faire la plonge. Il semblait assez à l’aise avec le fait d’être trempé. « Tu vas attraper la crève » lui dit-elle, une simple observation. Elle n’était pas sa mère après tout, et n’avait rien à lui proposer en termes de couverture de survie et autres couches supplémentaires de vêtements. De plus, loin d'elle l'envie de priver qui que ce soit, comme la jeune fille un peu plus loin qui se dévissait la nuque pour apercevoir le torse de son interlocuteur. Solidarité féminine, et tout ce bordel. Avri décortiqua la mie de son bout de pain avant de l'avaler. Ils n’avaient que ça pour s’alimenter pour le moment, la serveuse apparemment pas assez téméraire pour braver la foule jusqu’à leur table. Foutue pluie. Foutus citoyens de Washington qui n'avaient jamais entendu parler d'un parapluie. « Je m'appelle Avri » dit-elle en lui tendant la main. Déformation professionnelle, Avri aimait toujours savoir à qui elle avait à faire, et ce n'était que poli de se présenter de toute manière.