the nightmares within ≡ kaya

À titre d’assistante, quand le patron n’était pas là, je n’étais pas tant tenue d’être là non plus. Enfin, ça, c’était quand c’était planifié. Depuis quelques jours, rien n’était planifié ainsi. Depuis quelques jours, mon supérieur, Neil, était en congé imprévu, forcé, pour être auprès de sa famille. Suite à un accident, avais-je pu comprendre, même si pour le moment, je n’en savais rien du tout, et même si j’avais osé demander, je n’aurais pas tant eu le temps de le faire, non seulement parce que le principal concerné n’était pas sur place, mais aussi parce que moi-même, je n’y pensais plus. Loin de moi l’idée d’être méchante, j’étais simplement aux prises avec un rattrapage intensif qui était en train de me consumer. Les rendez-vous à déplacer, les interrogations auxquelles j’avais rarement les réponses à fournir… Tout cela était quelque peu pénible. Mais je ne pouvais pas me plaindre, je n’avais pas le droit de me plaindre, pas dans l’immeuble abritant mon lieu de travail en tout cas. Je m’en étais rendu compte lorsque Neil était finalement revenu au boulot, dans un état que je dirais pitoyable. J’ignorais exactement ce qui se passait dans sa tête, mais le fait qu’il s’enferme dans son bureau ne me paraissait pas complètement sain non plus. Mais qui étais-je pour passer quelconque commentaire ? Prenant mon trou, je me contentai de faire ce que j’avais à faire, jusqu’à tard le soir, si tard que je n’avais pas tant vu l’heure passer, l’heure à laquelle j’aurais dû quitter le travail, cette heure que normalement, j’attendais avec presqu’impatience certains jours, l’heure à laquelle je quittais sans regarder devant moi, qu’importe la quantité de travail qui allait m’attendre le lendemain. Je compris que j’étais là depuis peut-être un peu trop longtemps quand je bronchai à peine en entendant la voix de mon patron. Dans ma bulle, refermée sur moi-même, je ne cherchai même pas à voir l’heure qu’il était, ne faisant que marmonner, sans que mes yeux ne quittent l’écran de mon ordinateur:  « Si je ne croulais pas sous le boulot et que je n’avais pas à en faire, je n’en ferais pas. » Et le pire, c’était que moi, j’étais sérieuse, et peut-être même un peu frustrée. Pas contre lui, mais contre moi-même, contre cette fatigue qui ne voulait visiblement pas me quitter ces derniers temps et qui rendait le boulot incroyablement pénible. Il me fallut encore quelques secondes pour que je me décide à lâcher mon écran des yeux, pour regarder Neil, réaliser que ce n’était pas très sympathique, ce que je venais de dire là, et lâcher:  « Désolée. » Je savais que parfois, je n’étais pas l’employée la plus adorable qui soit, mais moi-même, je n’aimerais pas qu’on me tombe dessus alors que j’étais à terre, alors pourquoi faire de même aux autres ? Surtout que des réprimandes, je n’en avais pas besoin, je n’avais pas envie d’en recevoir. Me décidant finalement de me lever de ma chaise - un peu péniblement - je tentai de me rattraper en ajoutant:  « Il reste du café ? Sinon je peux en préparer pour nous deux. » Était-ce pour ça qu’il était sorti de son bureau ? Ou bien allait-il quitter ? Qu’importe, moi, j’allais en prendre un, si je voulais passer au travers de ces dernières choses à régler, que je n’allais pas laisser en suspens pour une fois. Au point où j’en étais, une demi-heure de plus ou de moins, ce n’était pas ça qui allait me tuer. Et qui sait, peut-être que cette petite pause me permettrait d’en savoir un peu plus sur l’état d’âme de mon patron, ce qui, professionnellement, importait quelque peu quand même, bien que dans ma tête, ça dépassait ça. En effet, il y avait une inquiétude qui était en train de s’installer chez moi le concernant, que je ne pouvais pas encore totalement m’expliquer.

Ce n’était pas la première fois que je n’utilisais pas un ton gentil et mignon pour m’adresser à Neil, mais là, dans les circonstances actuelles, je croyais bon quand même de m’en excuser, ne voulant pas m’attirer d’ennuis, mais ne voulant pas non plus lui en causer alors qu’il avait déjà fort à faire, fort en tête. Heureusement, ça n’alla pas plus loin, et rassurée, je me permis de lui rendre un petit sourire, sourire que je perdis quand il me proposa de rentrer. À cela, je secouai la tête, ce qui n’était pas vraiment mon habitude. Quand je le pouvais, j’étais la première à prendre la porte une fois l’heure du travail passée, je ne cherchais jamais à faire du temps supplémentaire, même pour me montrer serviable. Mais après, jamais une telle situation ne s’était passée précédemment. Et là, j’étais dans ce mode de survie, mode selon lequel je devais terminer ce que je faisais, parce que j’avais peur qu’il y en ait plus qui arrive sur mon bureau le lendemain matin. Mais ne détestant pas l’idée de me reposer, puisque je supposais qu’elle était sous-entendue, j’osai proposer:  « Je termine ce que j’ai à faire ce soir, et je peux arriver une heure plus tard demain matin. Ça le fait ça ? » Et je savais que je pouvais, en quelques sortes, me le permettre, parce qu’il n’y avait pas quelconque rendez-vous important avant la fin de la matinée. Et si cela pouvait permettre à Neil de ne pas me payer d’heures supplémentaires, ce serait là une combinaison gagnante. Mais ces arguments, je les gardai pour moi pour le moment, ne souhaitant pas aller plus loin, pas avant d’avoir pris un café, que j’étais venue à proposer tant il me faisait envie, tant j’en avais besoin à ce point. Suivant mon patron dans la salle où se trouvait la machine, le saint graal dans le cas présent, j’arrivai peu de temps après qu’il aie coulé le liquide dans deux tasses, m’en tendant une, geste auquel je répondis:  « Merci. » avec un petit sourire. N’ayant même pas le courage d’y mettre lait ou sucre, j’en bus aussitôt une gorgée, laissant le tout me brûler la gorge, mais m’éveiller en même temps, provoquant une sensation plus qu’agréable, nécessaire dans le cas présent. Et heureusement que cette gorgée, je l’avais prise rapidement, et que je n’avais pas attendu, puisque je me serais retrouvée à m’étouffer avec celle-ci suite à la proposition de Neil. Non pas qu’elle était complètement idiote ou quoi que ce soit, mais bien pour d’autres raisons, que je vins à expliquer en disant, ou en m’exclamant plutôt:  « Et devoir expliquer tout à une autre personne ? Ça va me faire perdre plus de temps qu’en gagner en fait. » J’avais pris un ton plus ou moins ironique pour le dire, mais j’étais sérieuse. Ce boulot n’était pas mon rêve, mais au moins, je pouvais m’organiser dans celui-ci comme je le voulais, et j’avais développé mes propres techniques, qui n’étaient pas toujours celles des autres, bien loin de là en fait. Et même si je savais jouer en équipe quand la situation de prêtait, là, je ne me voyais pas du tout de le faire. Enfin, l’idée me semblait bien absurde, si bien que j’en ris même un peu, avant de reprendre mon sérieux, et dire:  « Non, ça ira, t’inquiète. Et puis, ce n’est pas tant moi qui aurait besoin d’un assistant en ce moment. » En fait, ce serait plutôt mon patron. Bon, en quelques sortes, c’était mon boulot, mais ce qu’il vivait, ça dépassait mes compétences professionnelles. Mais il semblait trop peu partant de partager son fardeau, et je ne pouvais pas l’en blâmer, même si là, tout de suite, j’avais volontairement mis mes propos en suspens, voir s’il voulait ajouter quelque chose, parler, ou juste discuter de tout et n’importe quoi, idée à laquelle je n’étais pas totalement fermée.

Je ne disais pas que mon patron n’avait pas de bonnes intentions en me proposant de prendre un assistant. Cependant, ce n’était pas suffisant pour me faire changer d’idée, et en fait, rien ne pourrait vraiment me faire changer d’idée. Heureusement, je n’avais pas un supérieur prêt à insister, et donc, qui n’allait pas me mettre devant le fait accompli, embaucher quelqu’un sans m’en parler, et me laisser le découvrir quand j’allais arriver à mon bureau un matin, et qu’un assistant serait là, à me fixer, en attendant de savoir quoi faire. Et je ne supposais pas ça seulement parce que ça n’allait pas pour le mieux avec Neil, mais parce que je lui faisais confiance, même si parfois, nous n’étions pas d’accord sur certains points. Après, s’il devait prendre une décision importante que je ne pouvais changer, je serais obligée d’acquiescer - et c’était probablement ce que j’aimais le moins dans mon boulot, aussi ironique cela soit-il - mais pour des détails me concernant, je me sentais un peu plus en contrôle, et malgré les circonstances, ça ne semblait pas changer. Mais après, ça ne voulait pas dire que tout allait pour le mieux, et que je pourrais laisser la discussion ainsi. En même temps, j’ignorais comment je pourrais la tourner, ce que je pouvais me permettre de demander. Parler du fait que je n’étais pas la personne ayant besoin d’un assistant fut une approche, mais je n’étais pas convaincue de ce que ç’allait donner. Au final, il accrocha au sujet, d’une certaine façon, parlant de comment ç’allait, brièvement, sans donner trop de détails, mais en disant suffisamment pour me faire comprendre que clairement, ça n’allait pas, et que bien des choses lui pesaient, rien à voir avec le boulot, qui ne devait pas être simple à gérer non plus, de ce que je pouvais apercevoir, partageant un peu le fardeau. Comprenant ce que c’était, bien que je ne sois pas la mieux placée pour le faire, je décidai de sauter le pas, j’oubliai notre rapport professionnel, et je lui dis:  « Parle-moi. » Non, je n’allais pas lui faire de proposition indécente, ce n’était pas mon genre, j’avais des limites en tout cas. Marquant une pause dans mon discours, je montrai que je ne disais pas ça que pour être gentille, mais que j’avais l’intention de l’écouter, en m’installant à la table utilisée par certains employés pour manger, prendre une pause repas. Chose faite, je dis:  « Je ne répéterai pas quoi que ce soit. Et tu n’as pas à m’en parler si tu ne veux pas, mais si tu veux partager le fardeau un peu… Me voilà… » Était-ce la meilleure façon de me proposer comme oreille attentive ? Je ne savais pas trop, je ne savais même pas si c’était une bonne idée que je fasse une chose pareille. Mais ce qui était fait était fait, et il me restait plus qu’attendre, et dans le pire des cas, retourner faire ce qui m’occupait, espérant juste que ça n’allait pas mettre un malaise que ni lui, ni moi avions besoin, à mon avis.

D’un sourire timide, j’accueillis son propos comme quoi ma proposition se voulait gentille, mais je n’en dis pas plus, ne me voyant pas insister pour autant. Par contre, quand il sembla craintif de déranger, d’être embêtant, je jugeai que c’était l’occasion de lui montrer que je ne disais pas ça pour me donner bonne conscience. Je ne réitérai pas mes propos, mais j’haussai les épaules, signe comme quoi justement, ça ne me gênait pas, ça ne m’embêterait pas. Déjà, pour lui, s’il pouvait partager le fardeau, ce n’était pas plus mal, et moi, si je pouvais en savoir davantage sur ce qui le tracassait tant, je supposais que je pourrais mieux l’aider, ou du moins essayer. C’était triste, mais quand même une situation qui se voulait gagnant-gagnant quand même. Peu de temps après, Neil vint donc à m’avouer ce qui se passait, m’apprenant quel était le souci familial qui le retenait à ce point. M’attendant à quelque chose de grave, mais pas à ce point, j’eus un choc, qui se traduisit par un  « Oh… » qui venait justement trahir cette surprise. Je ne dis rien de plus, soudainement inconfortable d’ajouter quoi que ce soit. Non seulement, je n’étais pas douée pour ce genre de truc délicat mais en plus, je n’osais pas trop parler. Soupirant doucement de soulagement pour mon patron quand il dit qu’il allait s’en sortir, même si c’était prévisible - parce que je me doutais que si non, il ne serait pas revenu au boulot relativement rapidement comme il l’avait fait - je le laissai terminer, commentant avec un:  « Tu m’étonnes. » Non, je n’allais pas dire que j’étais compréhensive, que je compatissais ou quelque chose du genre. Parce que ce ne serait pas vrai et personnellement, les gens qui faisaient ça - premier exemple du fait; mes parents - ça m’énervait au plus haut point. Ça faisait tellement hypocrite que je ne le supportais pas et donc, je n’allais pas faire subir un traitement similaire à une personne que je tenais en estime. Mais consciente que je ne pouvais pas non plus rester sans rien dire, je cherchai à toute vitesse, et je me retrouvai à lui demander:  « Mais… Il est dans le coma ? Est-il sous médication ? Doit-il faire de la rééducation ? » Pourquoi je demandais ce genre d’information ? Parce que je voulais surtout savoir à quoi m’en tenir, me faire une meilleure idée de ce que Neil était en train de vivre. Naturellement, si c’était là des informations confidentielles, je ne lui reprocherais pas de ne pas m’en parler, et s’il se décidait à le faire, j’allais l’écouter, me faire cette idée que je souhaitais me faire, et m’en tenir à cette promesse que je lui avais faite; ne pas en parler à qui que ce soit s’il ne le voulait pas.

Pas de coma, blessures mineures, qui pouvaient se guérir, avec un peu d’attention, de repos et de rééducation. Rien de trop affolant dans un premier temps, ce qui venait expliquer pourquoi Neil était revenu au travail si peu de temps - relativement - après les évènements. J’étais peu surprise pour tout dire, même si quand même, je ne me voyais pas sourire non plus, parce que ça ne restait pas affolant. Juste rassurant un brin, considérant le fait que ç’aurait pu être pire, mais rien de plus. Du coup, je restai plutôt neutre, accusant réception de l’information sans rien faire. Heureusement que je ne fis rien non plus, puisqu’après-coup, je me serais sentie un peu stupide, parce que ce n’était pas tout. En effet, Neil ne tarda pas à poursuivre, me parlant d’un traumatisme crânien qui avait affecté la mémoire du jeune adulte. Le dernier propos me fit grimacer, puisque même si encore une fois, je ne pouvais pas compatir, je pouvais m’imaginer que ça, ce n’était pas nécessairement simple. Ne pas se souvenir de son accident, de même autres choses qui auraient pu survenir avant… Ça devait porter à confusion non ? Ça ne devait pas être simple à vivre, à soutenir non plus ? C’était l’hypothèse que je m’en faisais, sans vraiment savoir si elle était vraie, n’osant toutefois pas le demander cette fois-ci. Ce serait exiger trop de détails, et qui sait, peut-être que père et fils apprenaient encore à déterminer ce dont il se souvenait, ce dont il ne se souvenait pas. Et évènements récents, ça voulait dire que certainement, il était capable de reconnaître son père ? Enfin, c’était la déduction que j’en faisais. N’allant pas plus loin, je me permis de vraiment réagir que lorsque Neil voulut se montrer optimiste, disant qu’il était en route pour aller mieux, qu’au moins, son état ne se dégrade pas. Plus encore, je me permis de prendre la parole, même si ce fut que pour dire:  « Tant mieux. » Nouveau silence, je réfléchis. Parce que là, il me fallut un temps un peu plus long pour trouver ce que je pourrais lui dire. Non pas tant que je n’étais pas à l’aise, mais parce que je ne voulais pas mettre un froid dans la discussion avec ma maladresse, ou ma trop grande franchise qui menait à une certaine maladresse par la suite, bien souvent. Et au final, je me retrouvai à lui dire:  « Et c’est pour ça que tu es revenu au travail ? Parce qu’il va mieux ? » Ou était-ce parce qu’il se sentait coupable de laisser l’entreprise aussi longtemps ? Ou parce qu’il avait besoin de se changer les idées ? C’était plutôt ça que ma question demandait, bien qu’elle paraissait quelque peu étrange dans un premier temps, j’en étais consciente. Je ne cherchai pas à me raviser, attendant de voir sa réponse, prête toutefois à corriger l’interrogation si nécessaire.