(Kenliet#1) Le jean de la peur

Je ne suis pas dépensière, bien qu’il m’arrive de me faire plaisir de temps à autre. Par exemple, lorsque je quitte le travail, je me rends souvent dans cette petite pâtisserie ou j’achète régulièrement des macarons à la pistache ou des cupcakes. Voir, de temps en temps, des cookies. J’ai le bec sucré, alors j’apprécie les bonnes choses. Mais des fringues ou des pompes, c’est plutôt rare, tout simplement parce que la mode ne m’intéresse pas du tout. Je ne suis pas le genre de femme à être soucieuse de mon image. Lorsque je me prépare le matin, je prends ce qui me tombe sous la main. Ce n’est pas forcément moche, mais ce n’est pas à la mode. Tout simplement parce que j’ai autre chose à faire de mes journées que je courir dans les magasins pour m’acheter les dernières sapes à la mode. Je suis propre sur moi et c’est tout ce qui compte. Je me maquille très peu, juste un peu les yeux et je me parfume. Mais je ne porte jamais de bijoux ou de vernis sur les ongles, pour la simple et bonne raison que je me lave les mains trente fois par jour. Je n’ai pas le choix, c’est mon travail qui l’exige. Je ne peux pas faire un pansement ou une prise de sang avec les mains dégueulasses, c’est logique. Alors oui, à cause de ça, j’ai les mains abîmées, mais chaque travail à ses avantages et ses inconvénients, c’est comme ça et l’on y peu rien. Mon autre petit plaisir, c’est de m’offrir des livres. J’aime lire. Je n’ai pas beaucoup de temps pour ça, mais dès que je le peux, j’ouvre un bouquin et je m’évade. Et il faut dire qu’un livre, neuf ou d’occasion, c’est tout de même moins cher qu’une paire de pompes ou un jean de luxe provenant de ce magasin. D’ailleurs, je ne sais même pas si ma carte est suffisamment approvisionnée pour acheter les deux articles que je viens d’essayer. Je ne sais même pas combien ça coute, il faut croire que j’aime vivre dangereusement. « Moins mignonnes ! » pouffais-je, en reprenant ses paroles concernant les chaussures. Il est vrai que les vêtements pour hommes n’ont rien de mignon. Mais un homme ne veut pas être mignon ou joli, il veut être viril. Du coup, c’est normal. Pas de petits nœuds ou de petits cœurs pour eux. « Non, ça ira. Ma carte aura déjà du mal à s’en remettre, inutile de trop lui en demander ! » terminais-je.

On m’a déjà fait savoir dans le passé que j‘étais radine, simplement parce que je ne jette pas l’argent par les fenêtres. Mais merde, en quoi est-ce ça regarde les gens ? Je ne vais pas dépenser à tort et à travers et me retrouver dans la merde à bouffer des pâtes et du jambon tous les jours, juste pour être comme tout le monde ! Et puis, les gens ont tendance à utiliser ce mot : radin, pour tout et n’importe quoi. Non, je ne suis pas radine. J’aime faire plaisir à mes proches. Et d’ailleurs, je fais plus souvent plaisir à mes proches ; en l’occurrence mes parents ; qu’à moi-même. Donc non, je ne suis pas radine, et je ne suis pas non plus égoïste à faire passer mon propre bonheur avant celui des autres. Et d’ailleurs, en quoi est-ce que ça rend heureux d’avoir une paire de chaussures à la mode ? Pour moi, c’est quelque chose de secondaire, rien de plus. Alors, oui, aujourd’hui, pour une fois, j’ai décidé de me faire plaisir, mais je ne ferais pas ça tous les jours alors je ne comprends pas pourquoi, sous prétexte que je ne dépense pas de l’argent tous les jours dans des choses futiles, on me qualifie de radine. Ça m’énerve, tout simplement ! Je suis le vendeur jusqu’à la caisse en appréhendant le montant de la note. Il faut dire aussi que je suis venue sur un coup de tête et que je ne sais plus du tout combien est-ce que j’ai sur mon compte. Bref, il scanne les différents articles avant de les glisser dans un sac, puis il m’annonce le montant. Arf. Je suis pas certaine d’avoir bien entendu, mais je n’ai pas envie de passer pour une idiote, alors je me tais. C’est moins salé que ce que je craignais, mais c’est énorme malgré tout. Surtout pour quelqu’un qui achète ses fringues sur le marché du samedi matin. Je me contente d’un grand sourire quand il m’annonce la couleur, puis je sors ma carte et la lui tends. Intérieurement, je croise les doigts pour que ça passe, mais j’ai des doutes. J’ai de gros doutes. A coup sûr, le montant ne sera pas suffisant et je pourrais dire adieu à cette belle paire de ballerines et à ce jean. Ma faute. Entièrement ma faute, je n’aurais jamais dû venir dans cette boutique. J’aurais dû aller dans celle d’en face, ou le plus cher des jeans ne coute que 30 dollars, une somme beaucoup à la portée de mon pauvre petite pore monnaie.

S’il est triste ou embarrassé pour moi lorsque je lui tends ma carte bancaire, je le récent plutôt comme de la pitié. De la pitié de ne pas être née avec une cuillère en or dans la bouche. Cependant, ça ne m’a jamais déranger et ce n’est pas demain la veille que ça changera. Je me fiche complètement d’avoir de l’argent ou non. Oui, aujourd’hui, j’ai fait des frais, et ça ne se reproduira pas de sitôt pour la raison simple et évidente, que je n’aime vraiment pas dépenser du fric dans des vêtements. Je ne suis qu’infirmière alors je trime dure tous les jours pour un salaire de merde à la fin du mois, mais, généralement lorsque je sors ma carte, ce n’est pas pour ma goule, mais pour donner à une association ou à une œuvre de charité. Je suis comme ça, je suis très altruiste comme fille, c’est sans doute une déformation de mon métier. En tout cas, moi, je n’aimerais pas faire ce qu’il fait. Mais, c’est parce que j’ai horreur de la mode et des magasins en général. Il m’indique bientôt que je peux taper mon code et je regarde le petit appareille gris d’un œil noir, comme s’il allait me sauter à la gorge pour m’étrangler. C’est fou comme une si petite chose pour faire aussi peur. Enfin, maladroitement, je rentre le code ; je dois dire que je prends tout mon temps en espérant que ça fasse diminuer la note de frais ; puis, enfin, je tape sur valider et j’attends le massacre. Les minutes qui me séparent du moment ou le petit écran indiquera « paiement accepté » sont les plus longues de mon existence, mais, enfin, ça arrive ! « Et voilà ! » que je réponds, non sans cacher le soulagement dans ma voix. J’attends qu’il me donne le ticket et le sac, puis, je le salue avant de quitter la boutique. Je dois aller à l’animalerie acheter une petite boîte de nourriture pour Maurice, mon poisson rouge, et après, je pourrais rentrer chez moi.

Sujet terminé !