Il y a des hasards qui durent toute une vie. {ft. Noah} {-18}

Non, l’idée de recommencer un dessin malgré un trait raté ne me venait jamais à l’esprit, ou peut-être, me venait à l’esprit, mais je n’y adhérais jamais. Je n’avais pas honte de penser ainsi, et je ne le cachais pas, d’où le fait que ce fut sans aucune hésitation que je secouai la tête pour signifier à Elisa que non, je n’allais pas reprendre une autre feuille. Plus encore, même si ce n’était là que mes goûts personnels, je me permis de me justifier et expliquer:  « Je n’arrive pas à faire deux fois la même chose, et je déteste gâcher une feuille. » Et je m’en moquais bien qu’au final, le dessin ne donne pas ce que j’avais en tête. En vérité, je n’avais jamais une idée pile poil précise de ce que je voulais faire. Je me lançais dans un dessin quelconque, avec un croquis abstrait et vite fait dans mon esprit, puis je dessinais, je laissais mon imagination m’emporter. Dans le pire des cas, si je n’étais pas satisfait de ce que j’avais dessiné, je gardais le dessin pour moi, voilà tout. De ce dessin, j’apprenais mes erreurs, plutôt que de m’en montrer satisfait. Après, ça restait encore qu’une grossière explication de mon processus artistique, qui restait mon idée à moi, loin de celle que certains professeurs de l’université se permettaient de nous partager, nous imposant une méthode qui, bien souvent, ne me plaisait pas, et m’embêtait surtout dans le processus. Maintenant libéré de ces charlatans désagréables, je faisais les choses à ma façon. Nul besoin de me poser de délais désormais, je pouvais dessiner à mon rythme, faire un dessin en vingt minutes, ou bien prendre plusieurs jours pour en compléter un. Parfois je m’appliquais du début à la fin, parfois je tournais les coins ronds. Ça dépendait de moi, mais ces dessins, c’était moi, à son état le plus pur. Un état bien solitaire, mais qui ne me refermait pas du monde non plus, comme je le prouvai en laissant la jeune femme s’installer à mes côtés. Bon, j’étais persuadé que le dessin serait terminé pour moi à partir de ce moment, mais Elisa vint à me surprendre. Pas dans un premier temps par ces mots, auxquels je répondis:  « J’espère pour toi. », lui souhaitant sincèrement qu’elle parvienne à trouver un contentement dans ses dessins. Souriant d’un air amusé à son propos concernant la pluie, je voulus y répondre, mais rapidement, elle reprit son calepin, commençant à dessiner, comme ça, en silence. Arquant les sourcils, je ne m’en montrai toutefois pas vexé, puisque je prenais cela comme un signe que je pouvais me permettre de faire de même sans paraître malpoli. Reprenant mon calepin, je regardai le dessin que j’étais en train de faire avant son arrivée, réfléchis un moment, et finalement, je tournai la feuille, pour en découvrir une nouvelle. Je la regardai un instant, regardai Elisa du coin de l’oeil, voyant comment elle était concentrée. Discrètement, je souris, puis je reposai mon regard sur ma feuille, commençant à dessiner ce qui m’entourait, c’est-à-dire que sans réfléchir, pour le simple plaisir, je commençai à dessiner cette jeune femme qui était assise à côté de moi, concentrée sur ce qu’elle faisait, avec son chien non loin.

De quoi avions-nous l’air, comme ça, tous les deux, à dessiner chacun de notre côté, avec une proximité qui signifiait que ce n’était pas une coïncidence que nous étions en train de partager le même arbre, puisque deux inconnus aussi près, ce serait grossier, une invasion de l’espace privé ? Je ne saurais pas le dire. Je ne savais pas trop en fait à quoi m’en tenir. D’un côté, je trouvais bien amusant que nous semblions nous ressembler sur ce point, dans le sens où Elisa s’était concentrée en un clin d’oeil sur ce qu’elle faisait, visiblement incapable de détacher son regard de son dessin, comme si elle était en transe, tel que moi je le faisais, quand je voulais vraiment me concentrer. Mais d’un autre côté, je ne savais pas me fixer, je ne savais pas comment je devais interpréter cette façon de se comporter avec ma personne, la façon dont je me comportais avec elle, au vu de ce qui s’était passé, au vu de ce qu’on venait de partager. Du coup, au final, je décidai de ne rien en dire, dessiner de mon côté, relevant la tête que lorsqu’elle s’excusa de s’être perdue dans son dessin. Je l’excusai d’un haussement d’épaules, signifiant que ce n’était pas grave, que je ne le prenais pas mal. Ce serait idiot de ma part de lui en tenir rancune, considérant que d’une certaine façon… J’avais fait de même, bien que peut-être je ne me serais pas permis de faire une chose pareille si la conversation s’était poursuivie, mais bon, je ne pouvais pas dire qu’elle était impolie non plus, surtout que parfois, je ne l’étais pas tant non plus. À sa question, je reportai par réflexe mon regard sur mon dessin, comme si je ne me souvenais pas de ce que je venais tout juste de dessiner. Et d’une certaine façon, c’était le cas, dans le sens où j’avais laissé mon crayon danser sur la feuille, sans trop réfléchir. Et la révélation me laissa un peu stupéfait, si bien que je ne sus que dire:  « Hum… » en continuant de considérer le dessin. Hésitant pendant un instant, je voulus lui mentir en lui disant que ce n’était rien de précis, mais elle était si près que… Ce serait bien difficile. Résigné, je lui montrai donc, ce tracé d’elle, adossée à cet arbre, la tête de son chien sur ses jambes, en train de regarder le ciel. Ses formes étaient un peu plus évidentes qu’elles ne l’étaient en vrai, mais je faisais beaucoup plus dans la caricature et le dessin animé. Et puis, je ne pouvais pas oublier que je la voyais toute nue, et apparemment, ça s’était transposé dans ce dessin, même si j’avais déjà fait pas mal plus osé et grossier que ça. Comment allait-elle réagir ? Je ne saurais pas le dire. Oui, nous avions des points en commun, mais je ne la connaissais pas suffisamment pour le prédire, et pour tout dire, c’était le genre de flou qui me rendait un peu nerveux, même si j’étais beaucoup trop orgueilleux pour le montrer.

Ce n’était pas rare que je m’inspirais des personnes qui m’entouraient pour mes dessins, que ce soit des caricatures ou des bandes dessinées. Parfois, ce n’était que pour un trait physique, un trait de personnalité et d’autres fois, c’était la personne entière qui m’inspirait, à sa façon. Mais bien souvent, je ne montrais pas mes dessins, ou en tout cas, je faisais en sorte que les gens autour de mon sujet ne la reconnaissent pas, ou même que la principale personne concernée ne se reconnaisse pas elle-même - ce qui m’était déjà arrivé. Et dans le cas où elle se reconnaissait, évidemment, je ne faisais pas comme si rien ne s’était passé, expliquant ma vision, justifiant mon dessin, bien que ce ne soit pas l’exercice que je préférais faire en temps normal. Enfin, rares étaient les fois où je faisais dans l’évident, comme j’étais en train de faire en ce moment en dessinant la brunette à mes côtés. C’était un dessin que je faisais au gré de mon inspiration actuelle, je n’avais aucune arrière-pensée, ce dessin n’était pas fait pour être vu par qui que ce soit. Bref, rien pour me faire paniquer et pourtant, je me sentais encore une fois exposé, vulnérable, limite gêné qu’elle le voie. Bon, ce n’était pas le premier dessin qu’elle voyait, mais le sujet, elle allait le reconnaître bien rapidement, et je ne doutais pas un instant qu’elle allait remarquer les détails qui venaient avec. Et même si nous nous étions retrouvés dans une situation pas mal plus intime que celle-ci - quoique même là, je me sentais plus exposé actuellement que nu devant elle - je ne savais pas ce qu’elle allait en penser. Incapable de dire quoi que ce soit, je la laissai faire ses constatations. Visiblement, elle ne le prenait pas mal, elle ne semblait pas outrée de ce que j’avais fait comme tracé. En fait, ce qui parut l’inquiéter le plus, c’était le fait que je l’avais choisie elle, comme sujet. Encore une fois, elle venait miner sa propre confiance en elle, comme elle semblait le faire bien souvent. Et si avant, je supposais que c’était son problème, puisque ça ne venait que d’elle, là, dans les circonstances actuelles, je trouvais ça un peu triste. Mais que pouvais-je faire ? Je ne saurais pas le dire. Je n’avais pas le tact pour ce genre de situation en temps normal. Tant bien que mal, j’essayai donc de lui dire:  « Ça n’a pas besoin d’intéresser qui que ce soit tant que moi, ça m’intéresse. » Bon d’accord, ce n’était pas tant les mots que je cherchais dans un premier temps, mais c’était quand même ce que je pensais. N’avais-je pas le droit de dessiner ce que je voulais ? Bon, sans emploi, sans contrat précis, c’était facile d’être libertin, mais même quand je serais à la solde de quelqu’un, jamais personne ne pourrait m’imposer l’entièreté d’un dessin. Un thème, des idées, j’étais d’accord, mais tout ? Jamais je ne saurais travailler dans de telles conditions. Je ne l’avais jamais essayé et pourtant, je le savais déjà. Ce serait brimer mon travail, ce que je faisais, je pensais, de mieux. Passant outre ces convictions, je souris doucement lorsqu’Elisa vint à remarquer que j’avais aussi dessiné son chien au passage. Amusé, je cherchai à lui dire:  « Bien sûr… » Mais avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, elle parut se tendre, appuyée sur mon dos. En fait, ce fut la première fois que je remarquai qu’elle était appuyée ainsi, c’était pour dire à quel point ça ne me gênait pas, bien que pour la jeune femme, ce ne fut pas la même, au vu de comment elle se confondit en excuses après-coup. Souhaitant tenter de détendre l’atmosphère, je lui dis, d’un ton un peu plus salace:  « Ça ne me gêne pas. N’oublie pas, on a déjà été pas mal plus proches que ça. » Ma phrase se termina par un petit sourire un peu narquois, mais je n’insistai pas plus, ne voulant pas la rendre inconfortable non plus, et ne voulant pas aller jusqu’à admettre que j’aimais bien la sentir comme ça, près de moi, même si c’était tout à fait le cas.

Pourquoi dessiner Elisa ne m’intéresserait pas ? Je trouvais cela un peu absurde comme question même si, évidemment, je n’allais rien faire pour qu’elle pense de la sorte. De plus, je ne voulais pas me compromettre avec une conversation que je serais par la suite susceptible de regretter, le genre de conversation qui pourrait exposer mon passé, passé qui était encore ma vie quotidienne par moments. Parce que j’aimais être avec des femmes, très rarement la même, et je ne me le cachais pas. Sauf que le dire là, tout de suite, à une demoiselle qui semblait avoir des problèmes de confiance en elle, je doutais fort que ce ne soit pas la meilleure idée du monde. Du coup, je me ravisai, répondant d’un simple haussement d’épaules, puis le laissant libre à l’interprétation, bien que j’espérais qu’elle le prenne pour un « Pourquoi pas ? », pur et simple. Un pourquoi pas qui se voulait aussi sincère. Parce que je ne pouvais nier, je gardais un bon souvenir de cette soirée dans cette salle de classe déserte, et je ne voulais pas tant m’en cacher. Voilà pourquoi au final, je passai un commentaire sur cette proximité qui avait caractérisé cet échange. Plus encore, je ne cherchai pas à jouer le timide quand elle vint supposer que ça ne m’avait pas déplu, le confirmant avec un petit sourire, laissant la discussion retomber doucement, pour reprendre grâce à l’intervention d’Elisa qui me posa une question à laquelle je pensais avoir répondu précédemment. Ou était-ce une question juste similaire, rien de plus ? Ça aussi, c’était possible. Histoire de ne pas provoquer de malaise, je décidai d’y répondre sans faire de commentaire, affirmant:  « C’est ainsi que je me sens le mieux, je crois. » En fait, j’en étais presque certain, mais j’avais rajouté le « je crois » parce que vite fait, je pensais qu’il y avait une seule autre situation qui pouvait me faire sentir bien, soit en situation intime. Gardant le fait pour moi, je la laissai reprendre la parole, passant du coq à l’âne, avec une question qui me laissa quelque peu surpris. Surpris parce qu’il n’y avait rien pour me mettre en contexte suite à celle-ci, surpris parce que je ne pensais clairement pas qu’elle me ferait une demande pareille. Pris au dépourvu, je ne répondis donc pas tout de suite, fronçant les sourcils, les haussant, balbutiant:  « Eh bien… », histoire de gagner un peu de temps, juste un petit peu. Et finalement, je soupirai discrètement, pour dire:  « Pourquoi pas. », sur un ton qui se voulait à peu près convaincu, crédible du moins. Restait à voir si avec Elisa, ç’allait passer, et pour tout dire, je me montrais un peu nerveux par rapport à cette partie.

Ma réponse n’avait pas été empreinte d’un discours fluide comme j’avais l’habitude de tenir. Pas de blague, pas de longue phrase un peu étrange pour certains, rien de tout ça. Et surtout, ma réponse avait été teintée d’hésitation, ce qui ne me ressemblait pas, ce qui ne me rendait pas à l’aise dans le cas précis. Mais au vu de la réaction que la demoiselle eut, ce sourire qui était apparu sur son visage quand je lui avais répondu à la positive - parce que ce n’était pas un refus non plus, quand même - je me disais que ç’avait fait le boulot et sitôt, je crus que je pouvais m’en montrer soulagé. Mais en fait, il n’en était rien. Le soulagement dura quelques secondes, aussi longtemps que l’enthousiasme de mon interlocutrice. Parce qu’alors qu’elle paraissait heureuse, elle se retrouva à s’en excuser. S’excuser de quoi ? De sourire ? D’avoir tenu cette invitation ? N’était-il pas un peu trop tard pour tout ça ? Avait-elle demandé sans réfléchir et finalement, ça ne lui faisait pas tant envie ? Je ne saurais pas le dire, il fallait avouer que soudainement, je me retrouvai perdu, limite aussi perdu qu’elle en l’écoutant tenir un discours qui était dénué de sens - pour moi en tout cas - m’apprenant à la fois des choses que je savais déjà, avant de continuer dans un autre sens. Était-elle en train de faire une attaque de panique ? Pourquoi réagissait-elle de la sorte ? Je ne savais pas, pas du tout. Tout ce que je savais, c’était que je me sentais horriblement mal de l’entendre parler ainsi. Mal parce que je ne savais pas quoi dire, faute de savoir ce qui était en train de se passer. Était-ce ma faute ? Ou bien n’avais-je rien à voir ? Que devais-je faire ? Essayer de la rassurer. Ce fut la seule option viable qui s’offrit à moi. Fuir ? Il était vrai que j’aurais pu le faire aussi, mais ça n’avait pas d’intérêt, ce serait complètement ridicule. Pinçant les lèvres, je réfléchis un peu au milieu du brouhaha, et j’essayai de dire:  « C’est pas… » C’est pas quoi ? C’est pas grave ? C’est pas la fin du monde si on ne va pas boire un verre ? C’est pas normal d’être aussi stressée et aussi peu confiante ? Flou total, une nouvelle fois. Et là, quand elle vint à supposer qu’elle m’ennuyait, s’excusant encore de ce qu’elle faisait, limite de la personne qu’elle était, je fis un doigt d’honneur mental à la normalité, à ce que je devais faire et dire pour agir comme un être humain normal. Ce que je fis, c’est que j’écoutai mes pulsions à caractère un peu étrange, et pour la faire taire - majoritairement, parce que pour le reste, je savais pas ce que ça pourrait faire - je posai mes lèvres sur les siennes dans un baiser qui se voulait relativement chaste comparativement à ce que j’avais l’habitude d’offrir à mes partenaires. Chaste, mais qui ne fut pas bref pour autant en tout cas. C’était étrange, spontané comme réaction, et même que lorsque je me décalai, je ne sus pas trop quoi dire, si bien qu’au final, je ne dis rien, la regardant, craignant aussi un peu sa réaction, même si au fond, j’espérais que ça lui fasse comprendre que ce n’était pas son étrangeté qui allait me faire fuir, et qu’elle pouvait reprendre le contrôle sur elle. C’était beaucoup demandé, mais je n’étais pas si exigeant que ça, déjà qu’agir ainsi avait su me calmer un peu, parce que c’était un langage que je maîtrisais beaucoup plus que les mots, surtout quand il était question de détendre une autre personne.