« Souvent, dans la rue, j'ai l'impression d'être nu. Pas transparent, nu, avec mon histoire écrite sur mon corps comme un roman indécent qui raconterait des secrets. Pour être franc, j'aime les histoires, pas la mienne. » - Yves Simon
T'as eu une enfance totalement banale et fade. Né comme pas mal d'enfants dans une famille ni trop riche ni trop pauvre, remplie d'amour et parfois de disputes lorsque tu faisais une bêtise, tout allait bien dans le meilleur des mondes. Tu étais un enfant plutôt calme en général, avec son petit groupe d'amis dans la cour de récré, qui ne faisait pas de vagues, peut-être un peu considéré comme « discret » par tes maîtres et maîtresses. Rien de grave. Rien de notable. Entouré de Mateo, Luna et Sasha, tu riais et boudais et faisais tes devoirs comme n'importe quel enfant. Vie normale, développement normal et tes parents qui se réjouissaient des dessins remplis de couleurs que tu leur offrais. T'aimais bien ça, dessiner, autrefois. Peinture, crayons, feutres, avec des pinceaux ou tes mains directement, tu parsemais les feuilles blanches de l'arc-en-ciel, tes yeux pétillant de cette joie enfantine que tu regrettais à présent.
Enfance normale,
Enfant normal,
Quelqu'un là-haut a dû se dire que c'était bien trop fade et qu'on allait te retirer certaines couleurs de ton tableau.
Même pas dix ans et ton premier voyage scolaire de prévu à la montagne. Tu as bien du mal à contenir ton excitation ce matin-là en grimpant les marches du bus sous les au revoir de tes parents – une semaine sans eux allait être longue, mais tu savais que tu allais t'amuser. Devant, les enfants qui se sentaient malades en bus avec la maîtresse ; dans le fond, vous et vos chansons enfantines que vous entamiez à tue-tête. Vous ne rouliez pas très longtemps, le chauffeur concentré sur la route avec tout de même un petit sourire amusé en entendant vos chants très faux. Tu ne pouvais rien lui reprocher ; la justice non plus.
Au camion qui est apparu devant vous, bien trop vite et bien trop fort, par contre...
Ne mentons pas ; tu ne te souviens pas vraiment du moment de l'impact, du bus qui perd le contrôle et s'écrase au sol, des cris. Tout s'est effacé de ta mémoire, c'était peut-être tant mieux, tu ne savais pas vraiment. Parce que tu aurais encore préféré oublier la suite... Tes yeux qui se rouvrent sur l'horreur et Luna étendue là, sous tes yeux, couverte du rouge carmin sur la moitié de son corps. Tes mains qui la secouent, un peu, qui tentent de la réveiller, qui veulent l'aider et la sauver, elle et les autres. Sasha qui pleure fort juste derrière toi en tenant sa jambe transpercée et les sirènes des pompiers. Mais tu n'étais capable de rien à part trembler et sangloter.
Même pas dix ans,
et tes dessins qui se couvrent de gris.
Et de rouge dans tes songes. On ne le répétera jamais assez : ne prenez pas le volant lorsque vous avez bu.
T'as rien compris à ces histoires de procès, à l'époque ; c'est venu après, quand t'as ouvert les yeux sur le monde, quand t'as grandi assez pour te rendre réellement compte de ce qu'il s'était passé.
Toi, entre temps, t'as dû évoluer avec ta peur phobique du sang. Avec la disparition de Luna que tu ne voulais pas comprendre et accepter, avec le déménagement de Sasha dans un autre état, loin des souvenirs et loin de sa jambe perdue. T'as dû reprendre les cours ; mais lorsqu'on t'a présenté un bus à reprendre, t'as hurlé. T'as hurlé et pleuré et tout déchiré, jusqu'à ce que tes parents cèdent et t'emmènent en voiture.
Quand t'as grandi, t'as compris.
Et t'as pardonné.
Aux autres ; pas à toi. Toi, tu t'es juste promis de ne plus jamais être aussi inutile. De pouvoir aider les autres, au mieux.
Sauf qu'avec ta phobie, les métiers comme médecin ou pompier étaient à prohiber. Alors il te restait quoi ? Psy ? Tu te voyais mal couvrir les blessures psychologiques des autres, pas quand tu en avais autant toi-même. Et puis, ça n'était que du théorique. Ca ne restait que du vent. Toi... Toi, tu voulais toucher l'aide du bout des doigts. Éducateur spécialisé. Pour éradiquer le mal à sa source. Pour tendre la main à ceux qui ont fait des conneries et qui veulent se repentir. Pour épauler ces ados perdus et les empêcher d'en faire, avant qu'il ne soit trop tard. Pour éviter qu'ils ne deviennent des chauffards de camions bourrés, qui brisent des centaines de vies par la suite.
T'as grandi dans cet unique but – le dessin de ta vie parsemé de gris, et cette unique lueur au bout.
Mais maintenant que tu l'as atteintes, t'as l'impression d'être vide.
Mais maintenant que tu l'as atteintes, t'as l'impression d'être éteint.
Et y'a ton tableau que tu n'arrives plus à parsemer de couleurs.